SÉNÈQUE

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Lucius Annaeus Seneca, homme d’État, philosophe stoïcien, auteur de tragédies, précepteur de prince, représente, par la variété même des aspects de son activité, une des figures les plus intéressantes de l’époque impériale. Son œuvre de moraliste a exercé une influence capitale sur la formation de la pensée occidentale. Elle enthousiasma le Moyen Âge et la Renaissance, tout spécialement Montaigne. Dans le monde moderne, l’intérêt pour la morale de Sénèque a beaucoup diminué, mais, avec les progrès des méthodes historiques et philologiques, son œuvre apparaît de plus en plus comme une source précieuse pour la connaissance des courants philosophiques de l’époque hellénistique et impériale.

Éléments biographiques

Né à Cordoue, Sénèque vint, encore assez jeune, à Rome, avec sa tante qui l’introduisit dans des cercles influents. Il commença très tôt à s’intéresser à la philosophie et il s’attacha à l’école plus ou moins stoïcisante des Sextii ainsi qu’au stoïcien Attalus. Après un long séjour en Égypte avec son oncle et sa tante, il obtint peu après son retour (31-32) une charge de questeur. L’empereur Claude l’exila en Corse (41) sous le prétexte qu’il aurait eu des relations adultères avec une sœur de Caligula, Julia Livilla. En fait, il semble bien que Sénèque ait été victime d’intrigues politiques. Agrippine, après son mariage avec l’empereur Claude, le fit rappeler d’exil (49) et lui confia l’éducation de son fils Néron, le futur empereur. Au moment de l’assassinat de Claude, Néron n’avait que dix-sept ans. Sénèque se trouva donc être, en tant que précepteur du jeune empereur, le véritable régent de l’Empire, avec le préfet de la garde, Burrus. Dans les premières années du règne de Néron, Sénèque put exercer une bonne influence sur son disciple, et les effets bienfaisants en furent ressentis dans l’ensemble de l’Empire. Mais, avec le temps, Néron échappa à la direction de son précepteur, et les difficultés s’accrurent. Après la mort de Burrus (62), qui fut probablement un assassinat, Sénèque se retira de la vie politique et se consacra exclusivement à la philosophie. Accusé d’avoir participé à la conspiration de Pison, il se suicida sur l’ordre de Néron.

Signification philosophique de l’œuvre

L’œuvre de Sénèque constitue une source précieuse pour la connaissance de la philosophie d’époque hellénistique et impériale. Pour toute la période qui va de la fondation de l’école stoïcienne, vers 300 avant J.-C., jusqu’au Ier siècle après J.-C., ses écrits représentent la seule œuvre d’envergure composée par un stoïcien qui nous soit parvenue presque intégralement, sans être réduite à l’état de fragments.

Pourtant, on a parfois contesté la valeur de ce témoignage: les écrits de Sénèque n’auraient pas la structure systématique d’un exposé de doctrine philosophique; on y trouverait presque exclusivement des développements consacrés à l’éthique ; les répétitions, les déclamations rhétoriques, le style sentencieux nuiraient à la rigueur philosophique.

Les interprétations les plus diverses ont d’ailleurs été proposées en ce qui concerne les doctrines de Sénèque. Les uns le considèrent comme un stoïcien orthodoxe, les autres rattachent son œuvre à la doctrine du «moyen stoïcisme», conformément auquel il aurait refusé le rigorisme de l’ancien stoïcisme. D’autres encore découvrent chez lui une évolution par laquelle il serait passé du monisme propre au stoïcisme orthodoxe au dualisme caractéristique du moyen stoïcisme. Certains enfin le considèrent comme un éclectique.

Ces divergences d’interprétation ont de quoi surprendre. D’une part, on possède une partie relativement considérable de l’œuvre de Sénèque. Dans ce vaste ensemble, les différents traités tournent tous, en partant de différents points de vue, autour du même thème fondamental: le «souverain bien » de l’homme, c’est-à-dire, dans la perspective stoïcienne, la conduite morale de la vie. Ces traités se complètent mutuellement et peuvent offrir une image assez riche des idées morales de Sénèque. On ne devrait donc pas s’attendre à rencontrer de grandes difficultés dans l’interprétation de sa pensée. En fait, ces difficultés résultent des problèmes plus généraux que pose l’histoire du stoïcisme.

Une des causes principales de ces divergences d’interprétation est, sans aucun doute, l’opposition fondamentale que des historiens comme A. Schmekel et K. Reinhardt ont voulu introduire entre l’ancien et le moyen stoïcisme (l’Antiquité ne connaissait pas une telle distinction). C’est en s’efforçant de reconstruire l’œuvre de Panetius et celle de Posidonius, toutes deux presque complètement perdues, que les historiens ont été conduits à cette hypothèse. Mais la critique contemporaine (P. Boyancé) a démontré que bien des attributions de Reinhardt n’étaient pas exactes; par suite, l’ensemble de sa thèse peut être remise en question. En outre, de nouvelles recherches d’ensemble sur l’histoire du stoïcisme ont rendu problématiques les résultats de Schmekel. Aujourd’hui se fait jour une tendance à considérer comme homogène l’évolution de l’école stoïcienne. Plusieurs travaux récents (I. G. Kidd, O. Luschnat, I. Hadot) ont montré que la doctrine de l’ancien stoïcisme a contenu dès l’origine des éléments caractéristiques que l’on croyait être des innovations radicales datant de l’époque du «moyen stoïcisme». Il a bien existé, vers le milieu du IIe siècle avant J.-C., sous l’impulsion de Diogène de Babylone, une tendance doctrinale particulière au sein de l’école stoïcienne, celle-là même que l’on voudrait appeler le moyen stoïcisme. Mais son originalité semble, en fait, se réduire à déplacer l’accent lors de l’interprétation de certains dogmes fondamentaux du stoïcisme, sous l’influence de l’aristotélisme et du platonisme. La tendance issue de Diogène n’a joué qu’un rôle éphémère dans l’histoire du stoïcisme, d’autant que, même à ce moment, certains stoïciens ont défendu l’interprétation traditionnelle, la transmettant ainsi, sans rupture de continuité, à l’école stoïcienne de l’époque impériale. Ainsi se trouve considérablement réduite l’importance de ce courant auquel on aurait voulu donner le nom de «moyen stoïcisme», considérablement réduite aussi l’opposition que l’on voulait découvrir entre «ancien» et «moyen» stoïcisme. Les discussions sur l’orthodoxie du stoïcisme de Sénèque devraient donc prendre fin.

Si d’autres historiens ont rangé Sénèque parmi les éclectiques, la raison en est surtout que l’on trouve dans les trois Consolationes écrites par Sénèque des éléments empruntés à des traditions philosophiques étrangères au stoïcisme et que, dans les trente premières lettres à Lucilius, Sénèque a utilisé de nombreuses sentences épicuriennes, alors que, dans les lettres postérieures, il s’oppose clairement à Épicure. Mais cette thèse de l’éclectisme de Sénèque est insoutenable. Ainsi qu’on le verra, les traditions propres au genre littéraire de la consolation et les exigences pratiques de la direction spirituelle suffisent à expliquer ces emprunts.

D’autres critiques, enfin, reprochent à Sénèque d’employer trop d’effets stylistiques empruntés à la rhétorique et de manquer totalement de l’esprit systématique propre à la philosophie. Ces critiques ignorent la véritable finalité de l’œuvre du penseur. Celui-ci ne cherche pas, en premier, à démontrer à son lecteur une doctrine philosophique, mais à la lui faire assimiler. Cela veut dire que la composition des écrits de Sénèque s’explique avant tout par les traditions très anciennes de la direction spirituelle et par les exigences propres au genre littéraire parénétique, plus soucieux d’efficacité rhétorique que de rigueur systématique. Les écrits de Sénèque sont à la fois enseignement philosophique et exercice de méditation. Ces exercices de méditation n’étaient pas des opérations purement intellectuelles, mais visaient à transformer les enseignements philosophiques en un habitus éthique et à provoquer une transformation intérieure. Pour atteindre ce but, il fallait utiliser des moyens stylistiques qui, selon une tradition plus qu’archaïque, pouvaient provoquer la conviction et l’émotion, bref avoir un effet psychique intense. Ces moyens étaient le style sentencieux, le style gnomique et aussi, pour présenter l’exemple moral par excellence, c’est-à-dire faire le portrait du sage stoïcien, le style sublime.

Le directeur spirituel

Toute l’œuvre de Sénèque y compris ses tragédies et mis à part une satire tout à fait marginale, l’Apocolocynthosis , est consacrée à la direction spirituelle. Pourtant, seules les œuvres en prose font connaître la forme de direction spirituelle que Sénèque considérait comme idéale: le colloque entre amis. Plus que l’instruction théorique, c’est en effet le modèle vivant, l’autorité du directeur spirituel qui ont à ses yeux la plus grande efficacité. L’idéal serait la cohabitation continuelle du disciple avec le maître qu’il a choisi: c’était ce qui était pratiqué dans l’école d’Épicure. Si cela n’est pas possible, il faut tout au moins que les rapports entre maître et disciple soient fondés sur la confiance et la sympathie mutuelles, inséparables de l’amitié. À cette exigence, le caractère institutionnel des relations d’amitié, dans le monde antique, fournissait un cadre favorable. Ce caractère était destiné à donner une certaine protection aux individus, à favoriser les relations sociales, mais aussi à assurer une direction de conscience dans une atmosphère amicale. De même que, dans les institutions romaines, il existait une fonction officielle de censeur, de même, dans la vie privée, on se choisissait un ou deux amis que distinguaient l’âge, l’expérience, l’autorité. Ces «censeurs» avaient non seulement le droit, mais le devoir d’exercer, par leurs conseils, leurs exhortations, leurs blâmes, une influence sur le perfectionnement moral de l’individu qui se confiait à eux. La direction spirituelle de Sénèque se situe dans cette tradition. Elle se rattache également à un usage romain particulièrement en honneur au IIe siècle avant J.-C.: des jeunes gens se plaçaient sous la direction de jurisconsultes célèbres, d’autorité reconnue, la plupart du temps déjà d’âge avancé, et ils se confiaient à eux pour achever leur éducation et les introduire dans la carrière des charges publiques. Sénèque lui-même met en parallèle l’autorité du jurisconsulte (souvent équivalente à une preuve juridique) et l’autorité du directeur de conscience. Mais c’est en même temps et surtout dans la tradition de la philosophie hellénistique que s’enracine l’idée que Sénèque se fait de lui-même comme directeur spirituel.

L’œuvre tragique

Neuf tragédies attribuées à Sénèque ont été conservées: Hercule furieux (Hercules furens ), Les Troyennes (Troades ), Les Phéniciennes (Phoenissae ), Médée (Medea ), Phèdre (Phaedra ), Œdipe (Oedipus ), Agamemnon , Thyeste (Thyestes ), et Hercule sur l’Œta (Hercules Oetaeus ), auxquelles s’ajoute Octavia , une praetexta (tragédie à sujet latin, et non d’inspiration grecque). Leur authenticité n’est discutée que pour Hercules Oetaeus et l’Octavia. En faisant de ses tragédies une sorte de propédeutique philosophique, Sénèque met la poésie au service de la direction spirituelle, afin de s’adresser au public le plus étendu possible. En effet, selon les stoïciens, le public se divisait en deux groupes: les ignorants et les personnes de formation libérale. Un public ignorant est incapable de comprendre un discours philosophique; il lui faut donc être gagné à la philosophie par d’autres moyens: la poésie et la musique. Ces deux arts sont ainsi considérés comme une sorte de préparation à la philosophie, ou même comme une «première» philosophie. Le plaisir que ces arts procurent dispose favorablement l’auditeur à admettre les idées impliquées dans l’œuvre littéraire, et il sert ainsi à son éducation. Le poète inspire l’horreur du vice en donnant des exemples effrayants de la méchanceté, et il provoque l’enthousiasme pour le bien en proposant à l’imitation des modèles de vertu. Ainsi, les tragédies de Sénèque sont de grandes fresques qui dépeignent la folie humaine, des exemples frappants accompagnés de funestes présages et d’effets terrifiants. Elles se situent dans la tradition de la tragédie philosophique hellénistique, dont nous connaissons, grâce à Diogène Laërce, quelques représentants, comme Diogène de Sinope et Cratès de Thèbes.

Les œuvres en prose

La date de composition de la Consolation à Marcia , adressée à la fille de l’historien romain Cremutius Cordus, condamné sous Tibère à cause de ses idées républicaines, ne peut se placer qu’après la mort de cet empereur, c’est-à-dire après l’avènement de Caligula (37 apr. J.-C.). C’est pendant le temps de l’exil de Sénèque (41-49) qu’il faut situer la consolation adressée à sa mère Helvia, destinée à la réconforter en cette circonstance, et la consolation adressée à l’affranchi Polybe, favori de l’empereur Claude et chargé de la fonction de secrétaire des requêtes. Cette dernière consolation, qui est, en fait, une pétition déguisée en vue d’obtenir son rappel d’exil, prend pour prétexte la mort du frère de Polybe et se perd en flatteries assez indignes à l’égard de celui-ci. On peut situer avec précision sa composition au cours de l’année 43. En ce qui concerne les tendances philosophiques de Sénèque, ces œuvres n’apportent qu’un témoignage de valeur très limitée. L’écrit de consolation, qui se situe dans une tradition que l’on peut faire remonter jusqu’aux sophistes, ne s’adresse pas aux adeptes de la philosophie, mais aux profanes. Ce n’est donc pas un texte d’enseignement philosophique au sens propre du terme. Il s’efforce toujours d’énumérer tous les motifs de consolation que l’on peut trouver, sans chercher à savoir s’ils sont compatibles ou non avec un système philosophique déterminé. C’est pourquoi il n’y avait certainement pas de différence fondamentale entre une consolation écrite par un académicien ou par un stoïcien, ou même par un auteur de formation purement rhétorique. Il ne faut donc pas accorder aux affirmations de Sénèque contenues dans ses écrits de consolation la même valeur philosophique qu’à celles de ses lettres et de ses écrits dogmatiques. Le corpus des lettres de Cicéron (surtout Ad familiares ) et celui des lettres de Pline le Jeune nous montrent que ces écrits de consolation étaient extrêmement répandus et avaient une sorte de caractère institutionnel à la fin de la République romaine et à l’époque impériale.

L’Apocolocynthosis («la métamorphose en citrouille») est une satire ménippée, fort spirituelle, sur la mort de l’empereur Claude. La virulence haineuse de cet ouvrage laisse supposer qu’il a été composé peu de temps après la mort de l’empereur (54), c’est-à-dire dans un temps où l’amertume de Sénèque était encore vive.

Trois écrits en prose composés par Sénèque pourraient être désignés dans le langage technique de la philosophie antique comme des ethologiae ou des characterismoi. Ils correspondent en effet à cette partie bien déterminée de la parénèse philosophique dans laquelle on fait la description d’une vertu ou d’un vice; on en donne la définition, on en décrit les caractéristiques, souvent en y ajoutant celles de la vertu ou du vice contraire, et l’on indique les moyens et les méthodes pour acquérir cette vertu ou corriger ce vice.

Le premier ouvrage de ce type paraît être le traité Sur la colère (De ira ), probablement écrit peu de temps après la mort de Caligula (41) et adressé au frère aîné de Sénèque, Novatus. Le traité Sur la clémence (De clementia ), dédié à Néron et dont une partie est perdue, a été composé vraisemblablement peu après l’avènement de l’empereur. Le plan annoncé au début de l’ouvrage (II, 3) est bien celui d’une ethologia. Mais, par l’application qui est faite à Néron, l’écrit se transforme très habilement en une sorte de «miroir des princes». La description de la vertu idéale du souverain, la clémence (à laquelle Sénèque oppose la cruauté), se transforme en une description du souverain idéal, qui concorde en beaucoup de traits avec les descriptions hellénistiques de la royauté idéale. La troisième ethologia , Sur la tranquillité de l’âme (De tranquillitate animi ), adressée à Serenus, ami intime de Sénèque, semble avoir été écrite à une époque où l’auteur menait avec optimisme ses activités d’homme d’État. À côté d’une courte description de la tranquillité d’âme, on y trouve de longs développements sur l’état d’âme opposé à cette vertu, état auquel Sénèque ne parvient pas à donner de nom précis et qui est une sorte de mécontentement à l’égard de soi-même. La partie de l’ouvrage qui doit traiter des moyens à employer pour atteindre à la tranquillité d’âme constitue un petit traité sur le choix du genre de vie. Sénèque y conseille la vie «mixte», c’est-à-dire cette synthèse de vie contemplative et de vie active que les stoïciens appelaient la «vie selon la raison». L’otium , c’est-à-dire le loisir contemplatif, n’est admissible, selon Sénèque, que si les circonstances nous empêchent d’exercer une activité politique: sur ce point, Sénèque est en accord avec Cicéron.

Le problème du genre de vie réapparaît dans deux autres traités de Sénèque, Sur la brièveté de la vie (De brevitate vitae ) et Sur l’oisiveté (De otio ). Le thème de la brièveté de la vie, de la valeur du temps, de la nécessité de l’utiliser d’une manière raisonnable était un des éléments du genre littéraire protreptique fort en honneur au début de la direction spirituelle. Ce n’est pas un hasard si ce thème apparaît au début des Lettres à Lucilius et s’il constitue le leitmotiv du premier tiers de cet ouvrage. Dans le De brevitate vitae , Sénèque conseille le loisir à Paulinus, préfet de l’annone, écrasé de responsabilités publiques. Quoi qu’on en ait dit, il n’y a là aucune contradiction avec la théorie proposée dans le De tranquillitate animi. Car le loisir que Sénèque conseille maintenant à Paulinus n’est plus un genre de vie parmi d’autres; il ne s’agit plus ici de la vie contemplative, qui s’opposerait à la vie vertueuse menée selon les principes stoïciens, mais seulement du temps libre qu’il faut se garder comme condition indispensable pour pouvoir commencer une vie vertueuse et s’adonner à la philosophie. L’homme doit se libérer d’un excès de travail, que le zèle ou l’urgence ont poussé à un point tel que l’individu n’a plus de temps pour réfléchir sur lui-même et sur le sens de sa vie. Au contraire, c’est un changement radical d’opinion que l’on trouve dans le De otio , également adressé à Serenus. Dans le De tranquillitate animi , Sénèque avait conseillé à Serenus une vie mixte, dans laquelle l’activité politique devait jouer le rôle prédominant. Cette fois, c’est la démonstration qu’une vie exclusivement consacrée à la contemplation peut se concilier avec les principes stoïciens. Ce sont, semble-t-il, d’amères expériences qui l’ont conduit à admettre à son tour l’opinion d’Athénodore qu’il avait combattue dans le De tranquillitate animi (III, 2): «Comme, dans la folle mêlée des ambitions, parmi tant de mauvais esprits qui calomnient nos meilleurs intentions, la droiture n’est plus en sûreté et que nous y aurons toujours plus de déboires que de satisfactions, notre devoir est de renoncer au forum et à la vie publique». C’est également à Serenus qu’est adressé le traité Sur la constance du sage (De constantia sapientis ) qui défend le paradoxe stoïcien: le sage ne peut subir l’outrage.

Le traité Sur la clémence (De clementia ) avait décrit les devoirs du souverain. Ce sont les devoirs des aristocrates et des citoyens riches que décrit le traité Sur les bienfaits (De beneficiis ), dédié à Aebutius Liberalis. Il s’agit principalement de savoir comment donner et recevoir des bienfaits. Ce traité représente donc, pour l’époque impériale, ce qu’avait été le traité Des devoirs de Cicéron pour l’époque républicaine: un manuel des vertus sociales fondé sur la philosophie stoïcienne. Si on les rapproche des correspondances contemporaines (celle de Cicéron et celle de Pline), l’ouvrage de Cicéron et celui de Sénèque sont des mines de renseignements sur les usages mondains de leur époque.

Le traité Sur la vie heureuse (De vita beata ) est dédié à nouveau à son frère aîné Novatus, désigné cette fois par son nom d’adoption, Gallio. Dans la première partie, Sénèque exhorte son frère à se consacrer à la philosophie stoïcienne et à parvenir grâce à elle à la vie bienheureuse, qui n’est autre que la vertu, le souverain bien des stoïciens, qu’il oppose au souverain bien des épicuriens et des péripatéticiens. La seconde partie expose et réfute les objections que l’on pouvait opposer à cette propagande stoïcienne: pourquoi les principaux adeptes de l’école ne se contentent-ils pas de la vertu? Pourquoi désirent-ils les richesses et les charges publiques? Pourquoi parlent-ils autrement qu’ils ne vivent? Sénèque réfute ces différents points d’une manière très générale et par des arguments traditionnels, mais on ne peut s’empêcher de penser que c’est d’abord lui-même que Sénèque veut défendre, en un temps (aux environs de 58) où des accusations publiques de ce genre avaient été formulées contre lui.

Les trois dernières œuvres qui restent à mentionner: Sur la providence (De providentia ), les Questions naturelles (Naturales Quaestiones ) et les Lettres à Lucilius (Senecae ad Lucilium epistolae morales ), sont adressées à son ami Lucilius. On s’accorde à reconnaître que les lettres datent des dernières années de la vie de Sénèque, mais on discute pour savoir si elles s’adressent à un destinataire fictif ou réel. En tout cas, elles constituent un cours complet de philosophie, en même temps qu’elles réalisent un programme achevé de direction spirituelle, depuis les premiers rudiments jusqu’aux stades les plus avancés. Dans la première phase, ou période des «sentences», Sénèque s’adapte aux tendances épicuriennes de Lucilius, en lui adressant des lettres courtes, se rapportant à des sentences provenant d’Épicure et à partir desquelles il développe des dogmes fondamentaux du stoïcisme. Cette méthode correspond exactement aux principes énoncés dans le Therapeutikos de Chrysippe (280-206): celui-ci conseillait au directeur de conscience de se tenir d’abord à l’écart de tout dogmatisme et de s’adapter plutôt aux idées du disciple. Les citations épicuriennes des premières lettres ne correspondent donc qu’à une méthode de direction spirituelle; elles n’ont aucune signification dogmatique. Dans la deuxième phase, ou période des «résumés», Sénèque annonce expressément (lettre 33) qu’il renonce à l’usage des sentences, qui effectivement cessent à partir de la lettre 31. Sénèque exhorte Lucilius à une étude plus développée et lui envoie des résumés philosophiques (breviaria ). Dans la troisième phase, ou période des commentaria , Lucilius lui-même réclame des traités développés et Sénèque lui en envoie. Les Naturales Quaestiones sont précisément un traité développé qui présente un vaste domaine de la physique stoïcienne. Sénèque projetait également un vaste ouvrage sur l’éthique stoïcienne. Le De providentia se rapporte à l’une des questions s’y référant. À cette troisième phase de l’enseignement correspondent également l’exposé et la discussion des opinions des autres écoles philosophiques. Sénèque introduit alors dans ses lettres des critiques adressées aux péripatéticiens, aux épicuriens et aux cyniques. Ce groupe d’écrits est donc l’un des plus précieux témoignages que l’Antiquité nous ait laissés sur la pratique concrète de la direction spirituelle.

Sénèque
(en lat. Lucius Annaeus Seneca), dit Sénèque le Père (v. 55 av. J.-C. - v. 39 apr. J.-C.) écrivain latin; auteur de Controverses, destinées à la formation des orateurs.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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